46.
Le grand conseil écouta avec étonnement la proposition de la régente. Seth-Nakht fut le premier à réagir.
— La quantité d’or que vous exigez est beaucoup trop importante, Majesté !
— Refuseriez-vous d’honorer la mémoire du pharaon Siptah ?
— Bien sûr que non, mais nous devons préserver nos richesses pour financer un effort de guerre que beaucoup, à commencer par moi, croient inévitable !
— Les ultimes travaux dans la tombe de notre roi défunt seront bientôt terminés, révéla Taousert, et son mobilier funéraire sera digne d’un grand roi. Mais je tiens à ce qu’il dispose de sceptres et de couronnes en or, ainsi que d’une vaste chapelle de même métal sur laquelle seront inscrites les formules de résurrection. Réfléchissez à ma proposition dont nous reparlerons lors du prochain conseil.
La régente se leva.
— Je veux vous voir en particulier, Seth-Nakht.
Le vieux dignitaire suivit la reine jusqu’à une petite salle d’audience, à l’abri des oreilles indiscrètes.
— Majesté, je m’oppose formellement à toute sortie d’or de nos réserves.
— Seriez-vous prêt à bloquer par la force l’accès au Trésor ?
— Majesté...
— Une telle insubordination vous conduirait en prison.
— Mes partisans réagiraient avec violence ! Et vous ne voulez à aucun prix d’une guerre civile, n’est-ce pas ?
— Je l’admets.
— Alors, renoncez ! Pour le moment, l’Égypte doit préserver l’intégralité de son stock d’or.
— Je l’admets également. Acceptez-vous cependant que l’équipement d’éternité de Siptah soit complété comme je l’ai indiqué ?
— J’accepte le principe, mais...
— Je ne toucherai pas au Trésor, promit la reine, mais les objets en or seront néanmoins façonnés. Ai-je votre approbation ?
— Avec quelle magie comptez-vous réussir ?
— Je demanderai à la Place de Vérité de faire le nécessaire.
Le regard de Seth-Nakht s’assombrit.
— Comptez-vous lui livrer de l’or en secret ?
— Vous savez bien que c’est impossible.
— Vous croyez donc à la légende ! La confrérie serait-elle vraiment capable de fabriquer de l’or ?
— J’ose l’espérer.
— En réalité, Majesté, vous ne cherchez qu’à gagner du temps.
— Je cherche à rendre la demeure d’éternité de Siptah aussi efficace et puissante qu’elle doit l’être, selon nos rites et nos symboles. Si vous êtes en désaccord avec ce devoir, jugé essentiel par nos ancêtres, proclamez-le devant le grand conseil.
— Combien de temps le maître d’œuvre exige-t-il ?
— À lui de le dire.
— Il me le dira, Majesté, soyez-en sûre !
La femme sage soignait Ouâbet la Pure pour une grave dépression, mais le meilleur remède était la présence attentive de la petite Séléna qui s’occupait de sa mère comme une aide-soignante expérimentée, suivant à la lettre les prescriptions de Claire.
— Où est ton père ? demanda Ouâbet quand elle consentit enfin à parler.
— Papa travaille, répondit la fillette. La femme sage a dit que lorsque tu prononcerais quelques mots, tu commencerais à guérir.
— Guérir... Comment le pourrais-je ? Ton frère est parti !
— Non, il a été expulsé du village parce qu’il a commis des crimes.
Ouâbet n’avait pas eu le courage d’expliquer à Séléna que cette décision équivalait à une condamnation à mort. N’étant plus membre de la confrérie, Aperti serait jugé pour viol comme n’importe quel criminel, et la peine capitale serait prononcée contre lui.
Jamais Ouâbet n’avait pensé que son mari serait aussi sévère. Mais il était aussi le maître d’œuvre et il avait choisi la voie de sa fonction et non celle du père... Comment la mère d’Aperti pouvait-elle l’admettre ? Certes, Paneb n’était pas le seul responsable, puisque le tribunal aurait pu modérer la sentence ; mais aucun de ses membres n’avait décelé de circonstances atténuantes. Et comme Aperti avait quitté le village en injuriant les artisans et les femmes qu’il avait séduites, nul n’avait regretté la sévérité du jugement.
Un monstre... Oui, Aperti était un monstre, mais il restait son fils, et elle ne pardonnerait pas à Paneb de l’avoir envoyé à la mort. Si le colosse avait plaidé la cause de son enfant, les jurés l’auraient écouté.
— Il faut manger un peu de purée de fèves, maman... C’est moi qui l’ai préparée.
Ouâbet sourit.
— Je n’ai pas faim, chérie.
— Fais un effort... Tu veux bien, dis ?
La malade céda.
— Toi, tu es déjà une magicienne !
Enfin une nuit sombre, grâce à la nouvelle lune et à quelques nuages ! Muni d’un ciseau, le traître sortit du village en passant par la nécropole afin d’éviter Vilaine Bête qui, selon son habitude, devait sommeiller près de la grande porte d’entrée.
C’était le moment idéal pour gagner la Vallée des Reines avant la distribution des tâches que Paneb annoncerait le lendemain matin. L’expulsion d’Aperti avait à la fois réjoui et peiné les villageois. Réjoui, parce que ce garçon « au mauvais fond », selon l’expression de Niout la Vigoureuse, aurait fini par nuire gravement à la confrérie ; peiné, parce que Paneb et son épouse étaient atteints dans leur chair. Mais chacun avait apprécié la rigueur du maître d’œuvre qui avait su oublier qu’Aperti était son fils pour sauvegarder la Place de Vérité.
« Ceux qui croyaient que Paneb l’Ardent serait un maître d’œuvre faible et manipulable se sont lourdement trompés, pensa le traître ; rien ni personne ne le fera dévier de son chemin, et il sera pour moi un ennemi impitoyable. »
Le traître emprunta le sentier qui passait près du sanctuaire de Ptah, le patron des bâtisseurs, et de la déesse du silence, puis il se dirigea vers l’extrémité méridionale de la nécropole thébaine qu’occupait la Vallée des Reines.
Elle était gardée par des policiers qui surveillaient l’ensemble des demeures d’éternité où résidaient des reines, des filles de roi et des princes. Mais le traître connaissait les endroits où ils se postaient et il les contournerait sans difficulté.
Méfiant, il pénétra dans le hameau où logeaient les artisans lorsqu’ils travaillaient longtemps sur le site. Construit sur sept cents mètres carrés, il se composait de petites maisons en pierres sèches et d’ateliers de peinture et de sculpture. Le traître craignait qu’un ou deux artisans de l’équipe de gauche n’eussent décidé de dormir là, mais l’endroit était désert.
Grâce aux renseignements recueillis par son épouse, il connaissait l’emplacement de la petite tombe de princesse où avait été déposée l’oie d’or contenant la pierre de lumière. Le chemin était dégagé, mais il progressa néanmoins à pas comptés, à la manière d’un fauve en chasse.
Et sa prudence, une fois encore, lui évita d’être surpris.
À un endroit inhabituel, non loin de la tombe, un garde endormi. Que faire ? Supprimer le policier était une solution... Mais si ce dernier résistait, s’il alertait ses camarades, le traître ne leur échapperait pas.
Alors qu’il cherchait vainement un autre moyen, la chance lui sourit. Le garde s’étira, cracha et alla se poster plus loin.
Cette fois, le chemin semblait vraiment libre. Et s’il s’agissait d’un nouveau piège ? Le policier avait peut-être fait semblant de s’éloigner pour mieux l’attirer dans une nasse.
Après avoir décrit des cercles autour de son objectif, le traître fut rassuré.
Ne percevant rien d’insolite, il brisa le sceau de boue séchée et poussa la porte en bois léger qui, à la fin des travaux de réfection, serait remplacée par une autre, en acacia massif.
Comme il l’espérait, l’oie en or avait été déposée tout près de l’entrée.
Une pièce magnifique, ciselée avec tant de perfection qu’on aurait cru l’animal vivant !
Un instant, l’artisan regretta d’avoir à saccager un tel chef-d’œuvre, mais il y était obligé. Utilisant son ciseau, il ôta la tête de l’oie.
À l’intérieur, une sorte de paquet.
Le traître perça le ventre de la sculpture afin d’en extraire la richesse cachée. Il coupa sans difficulté la ficelle de lin et mit à nu de fines plaques d’or, d’argent et de cuivre, symboles des métaux célestes destinés à favoriser la vie lumineuse de la ressuscitée que l’oie avait pour mission de garder et de mener vers le ciel.
Un petit trésor digne d’intérêt, certes, mais pas la pierre de lumière !
Encore un espoir qui s’effondrait... Le traître avait eu tort de suivre cette piste-là. La vraie cache de la pierre ne saurait être que le temple d’Hathor et de Maât.
Dédaignant ce butin décevant, il sortit de la tombe dont il referma la porte. Il lui fallut surmonter sa déception et garder son sang-froid afin de quitter la Vallée des Reines sans être repéré.